La restauration romande est-elle en crise ?
Entre PZ Pizza, Les Boucaniers et Zoo Burger, la scène lausannoise vit une mutation. Guérilla Gourmande se questionne sur la fatigue d’un cycle culinaire.

Une des ambitions de Guérilla Gourmande est de couvrir les aspects négligés de la vie culinaire. Parmi ceux-ci, la fermeture de restaurants est une étape souvent ignorée, bien que cruciale.
L'ouverture, c'est évident et facile d'en parler. Il faut aider les gérants à décoller : c'est nouveau, et donc forcément attractif pour le public. Mais quand ça ferme, c'est plus délicat, et d'une certaine manière, moins sensé d'en faire état.
Parce que derrière le papier kraft ou l'affichette imprimée à la hâte se cache le tournant d'une vie, peut-être un rêve abandonné, une maladie, parfois juste une affaire qui ne marche pas aussi bien qu'on aurait voulu. À part dans le cas de restaurants historiques ou gastronomiques, la fermeture se fait le plus souvent dans le silence. C'est compréhensible, pourquoi enfoncer le couteau dans la plaie ? Et puis de toute façon, le public ne peut plus y aller, donc à quoi bon ?
La réponse, je l'ai trouvée sur un média qui m'obsède depuis des mois, appelé The Food Section, fondé par l'étonnante journaliste Hanna Raskin :
"Couvrir la nourriture et la boisson dans le Sud des États-Unis comme si cela comptait autant que le crime et la politique (car c’est le cas)."
Autrement dit : parler de la gastronomie comme un fait social total, et non comme un simple divertissement.

Par son approche sérieuse du journalisme culinaire, The Food Section connaît un succès d'estime, à défaut d'être commercial, aussi bien auprès de passionnés que d'institutions prestigieuses comme la James Beard Society qui n'hésitent pas à remettre prix et récompenses à ce travail de journalisme exceptionnel et à la hauteur de l'importance que revêt l'alimentation dans nos vies. Si vous lisez l'anglais, je vous recommande chaudement de visiter leur site.
Certes, je n'ai peut-être pas le gabarit pour rivaliser avec The Food Section, mais je m'inspire de leur idée du journalisme culinaire pour répondre que, oui, la couverture des fermetures est, en réalité, aussi importante que celle des ouvertures, même si les raisons sont différentes.
L'évolution de l'offre de restauration est de toute façon un de ces sujets qui me hante. Ma femme Sibylle s'amuse de voir que je connais l'emplacement et le menu de chaque snack à Lausanne, mais que je n'ai pas une fichue idée d'où se trouve la "Clinique de la Source" ou le "MUDAC", et que je ne suis d'ailleurs pas très sûr de ce que c'est, même si j'y suis déjà allé. J'exagère à peine.
Ainsi, je caresse l'idée de systématiser le suivi de l'activité culinaire lausannoise à travers un projet aussi pharaonique qu'embryonnaire et irréaliste, dont je vous reparlerai probablement plus tard. Pour l'instant, contentons-nous de dire que chaque ouverture, chaque fermeture, chaque changement de concept participe à la création d'une large mosaïque, que j'appelle "scène culinaire", en mouvement constant et dont l'observation précise n'est, à mes yeux, rien de moins que fascinante.

Si je vous parle de ça, c'est parce que j'ai constaté dernièrement des fermetures lausannoises qui me semblent inquiétantes pour le secteur. On sait que le métier est impitoyable. À toutes les périodes, le cycle de vie d'une adresse est souvent court, et seuls quelques lieux, très solides sur leurs appuis, tiennent plus de quelques années. À Genève, 40 % des établissement ferment dans les deux ans suivant leur ouverture.
Même en ayant ces règles générales en tête, je constate, depuis des mois, que même les entrepreneurs aguerris sont dans les cordes. Le phénomène va au-delà des frontières suisses, les médias français rapportent les difficultés du secteur régulièrement, et avec plus d'alarmisme encore. Ainsi, il y aurait actuellement 15 à 20 fermetures tous les jours en France.
Les causes sont multiples, changements d'habitudes post-COVID, inflation - avec un kebab qui passe de 8 à 12 CHF au désespoir de la jeunesse -, télétravail, essor des chaînes ultra optimisées, succès du snacking et de la livraison, faillite de la belle nappe comme de la bouteille de Syrah qui l'accompagne.
Difficile de juger précisément de la gravité de la situation. Mais 2024 enregistre le nombre de faillites le plus élevé jamais mesuré, tous secteurs confondus. En 2025, la tendance s'accélère encore.
Pour ce qui concerne la restauration spécifiquement, Creditreform annonce environ 1260 faillites en 2024 et une trajectoire dégradée en 2025. Les statistiques de chiffres d'affaires confirment la tendance et ne font que baisser depuis 2024.

Certes, je ne suis pas trop surpris de voir que Le Petit Ajaccio, avenue d'Échallens 82, vient de fermer ses portes. Je regrette de ne jamais m'être attablé chez son prédécesseur, L'Indochine, fermé en 2022. Je n'ai pas commis cette erreur avec ce restaurant corse et l'ai visité avant qu'il ne soit trop tard.

Je dis que je n'ai pas été surpris de sa fermeture parce que, malgré une cuisine plus qu'honnête, Le Petit Ajaccio n'a jamais vraiment décollé. Il y a un signe qui ne trompe pas. Un resto qui reste longtemps, voire toujours, dans le Passeport Gourmand, ou plus inquiétant encore, le Guide Tables Ouvertes, surtout s'il n'est pas à la campagne, a probablement un peu de mal à tourner.
Le truc, c'est que le cas du Petit Ajaccio s'ajoute à une longue liste. Trois exemples me viennent en tête.
Je suis d'abord tombé sur une affichette sobre sur la porte de PZ Pizza. Une adresse tout de même ouverte depuis 2015 : dix ans, c’est très respectable. L’établissement est définitivement fermé, sans plus de précisions.
PZ fait partie de la vague fast casual des années 2010. Je vous ai déjà parlé du PBS, pizza, burger, sushi, les 3 produits qui augmentent drastiquement vos chances de succès. On ne sera donc pas surpris de savoir que parmi les hot-dogs (Hot Dog Factory), pastrami sandwichs (AB Pastrami) et autres dim-sums (Daily Dumpling), ce soit PZ Pizza qui ait survécu à la bulle d'ouvertures de cette période bouillonnante pour Lausanne. Certes, isolée, la fermeture de PZ serait anecdotique, mais dans ce contexte, cela me semble être le signe de quelque chose.

Les Boucaniers sont un autre emblème de l'ébullition des années 2010, plus particulièrement de la folie des burgers qui a étreint Lausanne depuis l'arrivée de Holy Cow en 2009. Leur marque de fabrique, c’était, en plus de leur créative carte de burgers, leurs quasi-anachroniques mayonnaises maison. J'ai le souvenir d'une soirée improvisée en compagnie de Yann Kerloch, auteur de Feel The Food, ou encore l'événement d'inauguration de l'éphémère Burger Pass, un passeport gourmand du hamburger... tout un symbole de la burger mania. Les Boucas ont fermé en juin de cette année après 10 ans de bons et loyaux services. Fait révélateur, ils n'ont pas trouvé de repreneur.

Sur mon blog de l'époque, j'ai spéculé très tôt, trop tôt, sur les premières fermetures de "burger spots" comme on dit. Devant le nombre d'ouvertures, je ne voyais pas comment ça pourrait tenir. Même la Brasserie du Grand-Chêne avait introduit un burger à sa carte ! Décidément, ce n'était pas possible qu'autant de monde veuille manger tous ces burgers partout où ils mettaient les pieds. Pourtant, pendant des années, il n'y a eu quasiment aucune fermeture. J'ai regardé avec étonnement le nombre de spots grandir, les burgers fleurir même sur les cartes des pizzerias.
Si je n'ai rien raté, les premières disparitions significatives arrivent maintenant. Car Les Boucaniers ne sont pas un cas isolé. Zoo Burger, un des first movers à Lausanne, 2010, a fermé son établissement historique de Marterey. Le petit frère de l'Avenue de l'Élysée reste ouvert, et de nouveaux projets seraient dans les cartons.

Alors je me demande si on ne toucherait pas à la fin de quelque chose avec les burgers. La montée en puissance des smashs bien grillés évince les pionniers du "burger gourmet" rosé. Mais à la toute fin du cycle, ne va-t-on pas se rendre compte qu'un mets aussi simple a sa place en entrée de gamme et qu'il n'en sera que meilleur ? Le smash, et la disparition assortie du burger brie et confiture d'airelles, n'est-il pas un premier pas dans cette direction ? En tout cas, à la carte de la Brasserie du Grand-Chêne, on ne trouve plus de burger.
Ces trois exemples résument une décennie de mutations : tous issus du boom fast casual des années 2010, qui a vu naître une restauration jeune, décontractée et ambitieuse, mais aujourd'hui confrontée à la gueule de bois post-COVID, à la re-segmentation du marché entre snacking, livraison et gastronomie “de destination”, à la hausse des coûts et à la fatigue du public.